Ah! mon enfant, quel sacrifice j'ai fait à la raison, à ton bonheur, à celui de ton brillant père, en me séparant de toi. Je n'en ai jamais senti l'étendue que depuis qu'il est effectué, et que je ne te trouve plus autours de moi. Quel vide affreux, et rien, non rien ne pourra jamais le remplir, ni m'en consoler. Je t'aime avec tant de tendresse! Depuis 17 ans bientôt que tu es au monde, je ne t'ai pas quitté 24h, excepté pendant un mois, lorsque tu avais 2 ans, et qu'à peine tu pouvais le sentir. Quelle mère, quel fils en pourraient dire autant ! Et quelle douleur ne doit pas éprouver la tienne, surtout restant son seul dédomagement et en proie à tous les genres de chagrins les plus cuisants. Aussi, mon bon ami, je suis bien à plaindre et bien malheureuse. Pour comble d'infortune, tu n'auras pas même un beau temps sec et froid pour t'éloigner de moi ; il a plu cette nuit, il pleut encore, et le ciel est très couvert. Tu auras de mauvais chemins, tu iras moins vite, tu coucheras un jour de plus dans une vilaine auberge bien froide et bien chère, et ta pauvre mère, qui te suit lieue par lieue, pas à pas, souffre mille morts en pensant à tout cela, et n'aura un instant de repos que quand elle te saura arrivé à destination. Car puisque tu n'es plus avec elle, il faudrait que tu fus où tu dois être. Tu auras eu hier beau temps, et beau chemin, pour cette petite première journée, et j'ai calculé par la manière dont j'ai été que tu devais avoir couché cette nuit à La Ferté, et que si le temps était resté beau, tu aurais pu coucher ce soir à Chalons, demain à Bar et vendredi à Nancy. Au lieu de cela tu n'y arriveras surement que samedi, et Dieu sait quand ta pauvre mère aura de tes nouvelles. Je ne te donne pas de ma ? qui a été fort heureuse, c'est à ton papa que je les donne en détail, et comme la fête qui devait avoir lieu hier a été remise à aujourd'hui, je suis arrivée chez moi sans aucune difficulté. Cette lettre ci, mon ange, sera avant toi à Nancy ; aussi tu la recevras à ton débotté ...
... Puisse t-elle te faire quelque plaisir ; que ne puis-je hélàs t'en procurer de plus grand, et répandre sur ta vie autant de bonheur que le ciel répand de
malheurs dans la mienne ... mais ce sont des vœux superflus. Ton sort est lié si intimement au mien, que tu partageras malgré moi mes infortunes, et cette idée est pour moi la plus afreuse de toutes.
Hier, en rentrant chez moi, j'avais bien froid, et j'ai vite couru pour me réchauffer dans le petit salon, seule pièce où il y eut du feu ; mes yeux en y entrant se sont portés sur ton piano ; je n'y ai pu voir de sang froid un meuble dont mon enfant faisait usage avec délice, et qui contribuait à ses plaisirs. Mes yeux se sont remplis de larmes et je me suis sauvée de cette pièce, et n'ayant pas le courage d'y rentrer, j'ai préféré d'aller me geler dans mon cabinet à écrire
où il n'y avait pas eu de feu depuis 10 jours, et où j'ai grelotté toute la soirée, sans pouvoir prendre sur moi de rentrer dans le petit salon. Voilà, mon bon ami, comme je t'aime, voilà comme je te regrette. Ah! il n'est plus de bonheur pour moi sur la terre, et mon pauvre cœur est brisé de douleur,
et de douleur qu'il n'a jamais connue puisque je n'ai jamais été séparée à la fois de ton père et de toi. Fais au moins ton bonheur, mon cher enfant, fais-le
de toutes les manières possibles, sois-en exclusivement occupé, et que je puisse me dire : des trois, je suis la seule malheureuse.
Adieu, mon bon, mon excellent enfant, l'aimé de mon cœur. Je te quitte, car mon cœur se brise tellement que je n'ai plus la force de t'écrire.
Je ne sais si ma lettre a le sens commun ; je l'ai reprise à plus de 20 fois, et je l'ai tellement trempée de mes larmes, que je crois qu'elle est illisible. Si tu peux la lire, tu le devineras.
Ton cœur doit entendre le mien, et y lire, quelque soit la distance qui nous sépare, et si tu m'aime comme je t'aime, ce que je ne crois pas possible.
Tu suppléeras à tout ce que je ne dis pas, et à tout ce que je voudrais te dire. Adieu cher enfant, adieu, je te quitte pour écrire à ton bon père. J'ai
commencé par toi contre toute
raison, mais c'était un besoin supérieur pour mon cœur de te laisser lire dans le mien. Reçois tous mes baisers, ah! quelle différence de te les donner moi-même.