Ajout page 29



Le régiment de Berwick en émigration
sous le commandement du comte O'Mahony

18 juillet 1791 - 1er décembre 1792



En 1789, il existe en France trois régiments d'infanterie irlandaise : Dillon, Berwick et Walsh.

A la réorganisation de l'armée, et en vertu d'une ordonnance du 1er janvier 1791, les régiments existants devant quitter leurs noms pour n'être plus désignés que par le numéro de leur rang de création, le régiment de Berwick reçut la nouvelle dénomination de "88e régiment d'infanterie de ligne". Chaque régiment était composé de deux bataillons. Un décret du 30 juin substitua aux drapeaux des régiments de nouveaux drapeaux portant, avec le numéro du régiment, cette incription : "Discipline. Obéissance à la Loi". Le drapeau du 1er bataillon de chaque régiment était blanc avec une bande aux couleurs nationales, et en haut trois bandes horizontales aux couleurs nationales. Le drapeau du second bataillon était aux couleurs affectées au régiment (1).




Nouveaux drapeaux des 1er et 2e bataillons du 88e de ligne, ex Berwick.
Les fleurs de lys disparaitront en 1793.



Dans le courant de mai 1791, les émigrés répandus sur les frontières, reçurent invitation de se rendre à Coblence (Coblentz dans les textes de l'époque) où le comte d'Artois s'était établi, ou à Worms résidence du prince de Condé.




Le comte d'Artois
Il était en 1787 un des témoins au contrat de mariage du vicomte de Pontbellanger, qui fut un temps son aide son aide de camp en émigration.



Le colonel-propriétaire du régiment, M. de Fitz-James, avait émigré dès la première heure et le colonel-commandant du régiment, le comte O'Mahony, maréchal de camp, s'était établi à Mannheim avec sa famille "depuis longtemps déjà" comme l'écrivait le comte d'Espinchal (2), le 4 juillet, dans son Journal d'émigration. Comme le précise Henri Leclercq (3) dans son ouvrage sur la Constituante, il demeurait en correspondance suivie avec ses officiers. C'est ainsi qu'il alerta le comte d'Artois pour qu'il reçoive à Ettenheim des déserteurs individuels du régiment, et organisa le passage à l'étranger de la quasi totalité de ses officiers et d'une partie du régiment.

A la date du 16 juillet 1791, le prince de Condé écrit dans son Journal d'émigration :

Le samedi 16, je montais à cheval le matin, et j'allai voir les officiers des troupes à cheval au quartier que je leur avais assigné, à Horcheim ; j'envoyai dans la journée un gentilhomme pour détourner et diriger sur Etteinheim [fief du cardinal de Rohan] les déserteurs de Berwick qui m'arrivaient en force.


Dans une lettre en date du 17 juillet adressée au comte d'Artois, le prince de Condé indique que ce gentilhomme est le comte O'Mahony. Et à la date du lundi 18 juillet :

J'appris que plus de deux cents soldats de Berwick, en route de Landau à Wissenbourg où on envoyait ce régiment, étaient sortis de la colonne avec leurs armes, avaient déchiré un morceau de leur chemise pour le mettre à leur chapeau, avaient criés "Vivent le Roi et les Princes", et s'étaient acheminés pour venir me joindre sans que le reste du régiment s'y fût opposé : j'envoyai des officiers sur tous les chemins par où ils pouvaient m'arriver, pour les diriger sur Ettenheim, seul endroit de l'Allemagne où l'on voulût encore donner asile à des soldats Français fidèles à leur Roi et à leur honneur.


Et à la date du vendredi 22 juillet :

Le vendredi 22, nous déjeunâmes à dix heures et nous partîmes tout de suite pour Coblentz ; j'allais coucher à Schalbach ; j'y reçus un estaffette par lequel j'appris qu'à peu près tout le reste du régiment de Berwick avait passé et qu'il était bien reçu où je l'avais envoyé.


Henri Leclercq situe le passage du Rhin au 21 juillet, "avec trente et un autres officiers et cent vingt-cinq hommes" et précise que :

« Les journaux royalistes célébrèrent cette désertion à l'égal d'une victoire, les princes glorifièrent ceux qui leur apportaient le même tribut de fidélité que leurs pères avaient apporté à Jacques II - fâcheux présage - et Monsieur fit inscrire sur leurs drapeaux une devise de sa constitution. »




Le prince de Condé (Louis-Joseph de Bourbon), cousin du Roi,
établi à Worms, commandant l'armée de son nom
composée principalement de la Légion Mirabeau et du régiment de Berwick.





Voici le récit qu'en fait René Bittard des Portes (4) dans son Histoire de l'armée de Condé :

« A Landau, le régiment de Berwick, qui doit son origine à l'émigration jacobite, manifeste son aversion pour les idées nouvelles. Lorsque le bruit se répand à la caserne que le corps d'officiers presque tout entier, le colonel de Mahony en tête, va émigrer, les soldats crient : "Vivent nos officiers ! nous ne les quittons pas." Trois cents hommes en armes, c'est à dire plus de la moitié du régiment, viennent se former devant le logement du colonel, et quand celui-ci, entouré d'une trentaine de ses officiers, monte à cheval et déclare qu'il va en Allemagne rejoindre les frères du Roi, les acclamations redoublent. Officiers et soldats quittent la petite ville alors française pour s'acheminer vers Worms ».

Dans une lettre envoyée le 3 août 1814 au rédacteur du Journal des débats, l'administrateur-général des établissements et collèges britanniques dans le royaume rappelle que le régiment s'est assemblé sur la place d'armes et est sorti de la ville en présence des quatre autres régiments de la garnison, "tambour battant, drapeaux flottants et mêches allumées".

Selon Miles Byrne (5), dans ses "Memoirs", le régiment entier quitta Landau, mais en route le capitaine Harty, commandant la compagnie de grenadiers, déclara ne pas vouloir déserter le pays qui l'avait accueilli, harangua le régiment et revint à Landau où il fut fêté en héros. Il précise que Harty laissa le colonel O'Mahony seul avec trois officiers qui le suivirent de l'autre côté du Rhin, ce qui parait contraire à tout autre témoignage et dénote un parti pris évident de l'auteur, qui d'ailleurs n'avait pas encore quitté son Irlande natale à cette époque et devait tenir ses informations de l'intéressé. On notera ici que si, du côté des Princes on fit grand bruit à l'action du colonel O'Mahony, dans l'espoir de faire des émules dans d'autres corps, on fit de même et pour les mêmes raisons, côté révolutionnaire, de celle du capitaine Harty (plus tard général), chacun bien sûr en exagérant l'importance !

C'était le 18 juillet donc, et à compter de ce jour le régiment est scindé en deux : le régiment de Berwick au service des Princes et le 88e d'infanterie au service de la Nation, avec Charles-Alexis O'Connor nommé le 21 octobre 1791 colonel commandant, "poste vacant par la démission de M. O'Mahony". Ce régiment fut envoyé à Nancy.

Le prince de Condé écrit aussitôt au colonel O'Mahony :

« Les Princes se réservent de donner au régiment les témoignages de leur satisfaction sur sa constante fidélité au roi, sur la conduite distinguée qu'il a tenu depuis le début de la révolution et sur l'exemple que ce régiment a donné le premier dans ce moment-ci. »

Le régiment écrit le 23 juillet à Monsieur et au comte d'Artois, frères du Roi :

« Les officiers, bas-officiers, grenadiers et soldats du régiment irlandais de Berwick, remplis des sentiments d'honneur et de fidélité qui sont héréditaires en eux, supplient Messeigneurs de mettre aux pieds du Roi le dévouement qu'ils font de leur vie pour le soutien à la cause royale, et le serment d'employer avec confiance leurs armes dans les occasions les plus périlleuses. »

Le 26 juillet les Princes décident que le régiment, toujours commandé par le colonel O'Mahony, aura la même formation, la même solde, les mêmes masses, la même administration qu'en France, et sera porté au complet du guerre de 1 500 hommes (Les corps de troupe de l'émigration française, par le vicomte Grouvel). Monsieur et le comte d'Artois, répondent, l'un de Schoenbornslust le 28 juillet et l'autre de Coblence le 29 juillet, aux dits officiers, bas-officiers, grenadiers et soldats du régiment, pour les remercier et ordonner qu'il fut ajouté à ses drapeaux la légende "Semper et ubique fidelis 1691-1791 Toujours et partout fidèle."

Parlant du comte de Provence, le vicomte de Vormeuil (6) racontera :

« Il avait, me dit-il, un moment espéré que j'aurais pu entrainer mon ancien régiment à ma suite, comme l'avait fait le comte O'Mahony, colonel du régiment de Berwick, qui passa la frontière à la tête de son corps, et vint rejoindre les princes. Mais M. O'Mahony commandait des étrangers loyaux et dévoués ; le corps dont il était le chef n'avait pas subi l'influence fâcheuse exercée avec tant d'art sur l'infanterie française ; ainsi je n'aurais pu, malgré tous les soins, obtenir un résultat pareil. »

On peut lire dans le Journal de la Cour et de la Ville du samedi 30 juillet 1791 :

« Tous les officiers du régiment de Berwick, accompagnés de cent trente-deux de leurs soldats, s'ennuyant de l'incertitude où l'on tient les militaires, depuis l'époque de la Révolution, sont partis aller demander du service à M. de Bouillé, qui lui-même est passé au service du roi de Suède. »

On voit que, selon les récits, le nombre de soldats ayant suivi les officiers du régiment varie. On peut néanmoins se faire une opinion grâce à François Grouvel (7) qui nous donne la situation du régiment au 11 août 1791, à savoir :
- état-major, 9 officiers : 2 colonels, 2 lieutenants-colonels, 2 adjudants-major, adjudant, aumônier, aide-chirurgien;
- compagnies : 10 capitaines, 11 lieutenants, 11 sous-lieutenants, 12 sergents-majors, 18 sergents, 12 caporaux-fourriers, 36 caporaux, 12 cadets, 1 volontaire, 2 tambours et un fifre, 50 grenadiers et fusiliers.
Soit au total, 185 hommes.

Le 15 août 1791 le duc de Berry (alors âgé de 13 ans) écrit de Turin au comte d'Artois :

« Avec quel plaisir nous avons appris, mon petit papa, la lettre du bon régiment de Berwick, et votre réponse, ainsi que celle de Monsieur ! Oh ! que n'y suis-je ! Je voudrais bien voir ces bons soldats, et me battre avec eux ! Je leur dirais, comme notre bon Henri : Camarade, si, dans la chaleur du combat, vous perdez vos drapeaux, ralliez-vous à mon panache blanc, qui ne sera jamais qu'au chemin de l'honneur. Cette pensée me fait bouillir le sang dans les veines, mon cher papa. Marchons pour rendre la liberté à notre malheureux Roi. Trente-deux officiers du régiment du Vexin, sont arrivés à Nice, remplis de zèle et de courage ; je n'en manque pas non plus, et suis prêt à me bien battre. »

L'évènement de Varennes (21 juin) ayant rendu l'émigration plus fréquente et un grand nombre d'officiers et de gentilshommes remplissant les villes voisines de Coblence et de Worms, il fut convenu dans le conseil ses princes de procéder à leur organisation.
Le 25 août fut choisi pour faire connaître cette organisation. Voici ce qu'en dit Gouvion-Saint-Cyr (8) :

« Déjà depuis six mois, il se formait dans les états du l'évêque de Strasbourg, un corps soldé, à pied et à cheval, composé de déserteurs sous les ordres du vicomte de Mirabeau [frère du célèbre homme politique] . A ce corps il fut aussi adjoint des compagnies composées de volontaires des haut ou bas-tiers.
En même temps le prince Louis de Rohan, neveu du cardinal, eut l'autorisation de lever un régiment composé entièrement d'allemands. Enfin le régiment de Berwick, qui presque entier avait quitté le service de France, avait aussi ses quartiers dans le même pays. [Ce régiment était le noyau d'une légion étrangère formée par les soins du prince de Hohenlohe-Barthenstein, selon M. de Champrobert dans Le comte d'Artois et l'Emigration].

« L'organisation achevée, une conséquence naturelle fut de donner une espèce de service à ces nouveaux corps. L'évêque de Worms ayant mis quelques villages de ses états à la disposition du prince, les compagnies y furent rassemblées : tour à tour elles venaient monter la garde à Worms et poussaient chaque matin des simulacres de reconnaissances sur les routes d'Alsace (on était en paix), et l'année 1791 se termina ainsi.
Ce rassemblement, quelque insignifiant qu'il fût, ayant déplu au gouvernement français, son ambassadeur près l'électeur de Trèves eut ordre de faire des réclamations, et le prince reçut injonction de quitter Worms ; il se mit en marche le 9 janvier 1792 et se rendit à Oberkirch dans les états de l'évêque de Strasbourg. Cette résolution des souverains de l'Allemagne devant naturellement produire une sensation fâcheuse, on chercha à l'atténuer, en présentant ce mouvement comme un projet de tentative sur Strasbourg, dont la trahison devait, disait-on, ouvrir les portes (...). Quand on considère qu'à cette époque le prince n'avait pas sous ses ordres beaucoup plus que six cents gentilshommes, douze cents hommes de la légion Mirabeau, deux cents chevaliers de la couronne, deux cents de Rohan six cents de Berwick, on voit que toute tentative était raisonnablement impossible, que Strasbourg livré n'eût pu être conservé et que ce bruit répandu à dessein, était évidemment dénué de tout fondement.

« Cependant cette marche exécutée en pleine paix et le long du Rhin qui séparait les voyageurs de l'armée française, a été considérée comme campagne, et comptée comme telle, soit pour l'avancement, la retraite, ou la décoration, et dans les certificats délivrés par le prince, on lit toujours : "et nous a suivi à Oberkirch"

« Bientôt après, le même motif qui avait forcé le prince à quitter Worms pour Oberkirch, le força de quitter cette ville pour Epenheim (sans doute Ettenheim) où il arriva le 20 février. La légion Mirabeau fut même obligée de sortir des états de l'évêque de Strasbourg et vint prendre ses cantonnements dans ceux du prince de Hohenlohe ; le régiment de Berwick se rendit à Neuwied pour passer sous les ordres des princes. »

L'auteur d'une lettre datée de Staubing-sur-le Danube, le 17 août 1791, raconte :

J'ai rencontré dans ma route un Français, personnage entiché d'aristocratie, et qui regrette amèrement votre ancien régime, où il aura figuré. "Un grand orage, m'a-t-il dit, est prêt à éclater sur la France ; le vent soufflera de plus d'un côté pour renverser de fond en comble l'ordre actuel de ce royaume". Je lui ai dit que, sur ma route de Strasbourg à ..., je n'avais pas point trouvé trace des préparatifs formidables qui doivent précéder de telles menaces (...). "Vous êtes dans l'erreur, m'a-t-il répondu ; je ne vous parle pas des quatre cents hommes, désertés avec armes et bagages, et officiers du régiment de Berwick, irlandais ; mais vous entendrez bientôt raconter des mesures plus redoutables etc." [Extrait paru dans la Gazette Nationale ou Le Moniteur Universel du 28 août 1791. - Troisième année de la Liberté.]

Le 28 août, les Princes accordent aux caporaux, appointés, grenadiers, fusiliers, tambours et musiciens du régiment 15 sols par jour tant pour le pain que pour le logement, bois et paille ; les bas-officiers conservent leur solde actuelle avec une plus-value pour payer la ration de pain.

Le corps continue de recruter, dans le pays de Liège principalement, l'engagement de chaque soldat étant porté à 108 livres contre 40 à la légion de Mirabeau. Il manque encore 1 304 hommes pour le complet, déclare l'inspecteur Viomenil, à Alzey, le 19 septembre 1791, puisqu'il a présenté 196 hommes à sa revue ; il faudrait une somme globale de 70 000 livres pour payer le régiment et le mettre en état.

Monsieur cherche en vain à obtenir du prince de Neuwied, qu'il fasse recevoir le régiment de Berwick qui venait d'abandonner le service de France. Ainsi peut-on lire dans La Gazette Nationale ou Le Moniteur Universel du 21 septembre, cet extrait d'une lettre de Neuwied, datée du 8 septembre 1791 :

« Monsieur, frère de S.M.T.C., ayant désiré que M. le prince de Neuwied voulût bien recevoir dans ses Etats le régiment de Berwick, irlandais, qui a quitté le service de la France, avait obtenu de ce prince une réponse favorable.
« Le magistrat de Neuwied et les bourgeois ont considéré que l'introduction d'un régiment étranger dans leur pays pouvait, sous divers points de vue, nuire à leur tranquillité et à leurs intérêts.
« Pleins de confiance pour un prince qui vient de succéder au meilleur et au plus aimé des pères, à un grand homme auquel il n'a manqué qu'un théâtre plus vaste pour obtenir le titre de bienfaiteur du genre humain, ils ont présenté leurs motifs au prince régnant, qui les a accueillis avec bonté, et conséquence retiré la permission qu'il avait accordé.
« Les habitants de Neuwied ont des principes de philanthropie universelle qui ne leur permettent de prendre aucune part, ni directe, ni indirecte, aux divisions qui agitent les autres Etats. Des prières adressées à l'Etre suprême pour le rétablissement de la paix et de la concorde sont les seuls moyens que la Providence ait mis entre leurs mains pour contribuer au bonheur de l'humanité.
« L'hospitalité est à leurs yeux un devoir sacré, et ce devoir est cher à leur coœur ; mais il ne s'étend qu'à des individus isolés, non armés et exempts de tout esprit de parti.
« Leur prince a goûté ces raisons ; il s'est rendu à leurs prières avec une bonté paternelle, et rien désormais ne les fera changer dans le parti qu'ils ont pris, à l'imitation de l'électeur de Trèves, de ne point admettre dans leurs villes des forces armées, destinées contre des voisins dont ils n'ont jamais reçu d'offense. »

Pendant ce temps, le régiment est cantonné à Oberkirch, où ses officiers et soldats molestent tout ce qui porte la cocarde nationale, insultent et rouent de coups les bourgeois alsaciens susceptibles d'appartenir à la garde nationale (17 octobre 1791)

Le capitaine Egan est chargé du dépôt de recrues établi à Satvelot avec 50 bas-officiers recruteurs qui engagent environ 120 hommes par mois à 48 livres par homme ; ce recrutement intensif amène d'ailleurs une protestation des autorités impériales qui font incarcérer à Ostende 2 officiers du régiment pour délit flagrant d'embauchage.

Au début de l'année 1792, Berwick est compté pour 500 hommes [le 25 janvier, un état de situation du corps présente les effectifs suivants : Etat-major comprenant les colonel propriétaire (duc de FitzJames), colonel commandant (comte O'Mahony), 2 lieutenants colonels (Moore et Mac Dermott) (…) 18 compagnies dont 2 de grenadiers].

Le duc d'Enghien (9) raconte dans ses Mémoires et voyages :

« Les habitants de Worms craignirent bientôt que cet appareil militaire n'attira sur eux la colère de la nation française ; ils témoignèrent leurs craintes à l'électeur de Mayence. Les manoeuvres furent défendues, et les Français restèrent encore quelques mois tranquilles. Mais le général Kellermann étant arrivé à Landau, et les troupes se renforçant de ce côté, les inquiétudes recommencèrent. Nouvelle députation à l'Electeur qui finit par consentir à demander notre éloignement, et qui, dans le fait, n'était pas fâché de se débarrasser d'hôtes proscrits qui pouvaient attirer l'ennemi chez lui. M. le cardinal de Rohan nous offrit alors un asile dans ses bailliages, et nous partîmes pour Ettenheim le 2 janvier 1792.

« La route pour les gentilshommes ne fut pas facile à faire. C'était dans la saison la plus rigoureuse de l'année, et les persécutions qu'ils éprouvèrent furent infinies. Dans le palatinat, sur l'évêché de Spire, même sur les terres impériales, les aubergistes avaient ordre de ne pas les recevoir. Si on leur accordait le gite pour une nuit seulement, c'était en leur faisant tout payer au poids de l'or. Ils ne pouvaient voyager plus de trois ensemble, sans armes, sans aucune marque militaire, autrement tout leur était fermé. Malgré ces vexations cruelles, causées par la peur que l'on avait d'une invasion de ce côté entièrement dénué de troupes, et aussi par la façon de penser encore douteuse des grandes puissances, le corps entier arriva dans le bailliage d'Ettenheim. Les cantonnements y étaient détestables, les villages trop petits, et en trop petit nombre (...).

« Nous fûmes reçus à merveille par M. le cardinal et logés chez lui. Nous avions trouvé à notre arrivée dans le premier bailliage, la légion Mirabeau, dont mon grand-père avait passé la revue, et le régiment de Berwick ; dans le second bailliage la légion de Bussy ou les chevaliers de la couronne. La légion de Mirabeau était à cette époque de douze cents hommes. Le régiment de Berwick de trois cents à quatre cents, mais beaucoup de désertions, vu la petitesse du territoire de M. le cardinal. Les embaucheurs autrichiens venaient prendre les soldats jusqu'à la porte de leurs casernes. Quant aux chevaliers de la Couronne, ils étaient à peu près deux cents. »




Le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, le fameux héros du collier,
retiré en 1791 de l'autre côté du Rhin, à Ettenheim, petite principauté qui dépendait de son évêché,
où il leva des troupes pour l'armée de Condé et se distingua par son hospitalité et sa charité.



Pendant ce temps, les nouvelles qui arrivent à Paris montrent la difficulté de suivre les mouvements avec exactitude. On peut lire, par exemple, ces Nouvelles de Coblentz du 30 janvier 1792 parues dans la Rédaction du Journal de Paris, n° 41 du 31 janvier

« Les affaires de nos émigrés vont prendre une face nouvelle. La légion de Mirabeau a été vendue au Prince Hohenloë, et le régiment de Berwick au prince de Neuwied ! »

Ou encore cet extrait d'une lettre datée de Worms le 3 mars, parue dans le Courrier du Bas-Rhin du samedi 17 mars :

« La légion de Mirabeau est allée dans le pays de Hohenlohe. On assure que le régiment de Berwick n'a point débarqué à Neuwied ; qu'il débarquera à Anderncak, et passera dans les Pays-Bas Autrichiens où il doit être incorporé dans différents régiments.  »

Le prince de Condé écrivait le mardi 14 cette réflexion intéressante :

« Ca n'est peut-être pas une des choses les moins extraordinaires dans l'histoire de ces temps aussi malheureux qu'intéressants, que l'extrème occupation où l'on était dans l'Empire de cette poignée du monde appelée Légion de Mirabeau, et l'acharnement marqué, suivi, que l'Empereur lui-même mettait à la dissoudre particulièrement, car on ne parlait jamais du régiment de Berwick, qui cependant était un corps tout comme cette Légion ; c'est une chose que je n'ai jamais pu concevoir et que le temps éclaircira vraisemblablement. »

En avril, des plaintes ayant été portées contre le régiment et les princes allemands intervenant pour son déplacement, Berwick est envoyé à Neuwied, où il "était à merveille" ; le dépôt des soldats émigrés fonctionnant à Ath continue à alimenter le corps en recrues, en passant par un dépôt auxiliaire placé à Henry-Chapelle.

Le 20 avril, la France déclare la guerre aux empereurs d'Autriche et de Prusse.

Le 24 avril, le comte d'Espinchal écrit :

« les Princes voient en même temps le régiment de Berwick, fort de 500 hommes, dont une partie est de l'ancien corps de ce nom, avec la totalité de ses officiers, le duc de FitzJames, pair de France et colonel propriétaire à leur tête, ayant avec lui ses deux fils et le commandeur de FitzJames, son frère, ainsi que lui maréchal de camps. Ce régiment est très bien tenu et prêt à entrer en campagne. Il formera la brigade irlandaise avec le commencement des régiments de Dillon et de Walsh. »

François Grouvel indique que le 15 mai, à la revue du général vicomte de la Tour du Pin, passée au château de Frederickstein, Berwick comporte 607 hommes, dont 11 officiers d'état-major, 18 capitaines, 18 lieutenants, 15 sous-lieutenants, 7 officiers à la suite et 538 bas-officiers et soldats. Cet effectif est réparti en deux bataillons de chacun une compagnie de grenadier et 8 de fusiliers.
Etat-major :
M. le duc de Fitzjames, colonel propriétaire;
M. le comte O'Mahony, colonel commandant;
M. O'Moore, 1er lieutenant-colonel;
M. Macdermott, 2e lieutenant-colonel;
M. Charles O'Connor, 1er adjudant-major;
M. Bryan O'Toole, 2e adjudant-major;
M. Thomas Kelly, quartier-maître;
MM. Joseph Arnold et Peter Landers, portes drapeaux;
M. l'abbé Cauvan, aumônier;
M. Georges Couturier, chirurgien-major.

Il précise dans son rapport :

« La tenue est uniforme et militaire, et par conséquent bonne … le régiment est parfaitement composé en officiers qui tous, depuis le lieutenant-colonel, servent très bien et vivent dans la plus grande union ; ils ont tous le plus grand désir de donner les preuves de leur attachement au Roi et aux Princes. Le corps des bas-officiers est très beau ainsi que la majorité des recrues. On peut s'en rapporter aux chefs pour l'instruction du régiment, tous sont capables, bien instruits et plein de zèle. Le régiment est parfaitement bien placé sous les armes et conformément à l'ordonnance; la forme et la longueur du pad y est également conforme. »

Malgré toute la bonne volonté nécessaire, les finances du régiment s'avèrent de plus en plus obérées et les dettes se montent à près de 60 000 livres, au 17 juin.

Le 11 juillet le régiment reçoit ordre de se rendre à Bingen [que le Prince avait choisi comme quartier général à la déclaration de guerre] et de se pourvoir d'effets de campement ; il part donc, le 15, de Frederkstein par eau, à l'effectif de 640 hommes, sur 2 bateaux pour les officiers, 6 et plus pour les bas-officiers et soldats.

Du 5 mai au 15 juillet, on a encore recruté 110 hommes. Le régiment est campé à Kempten où il reçut ses effets de campement.

Le 2 août Berwick quitte Bingen pour Simmern, Kirchberg, Gonzerath, Morbach, Thomm et arrive au camp de Pellingen sous Trèves le 8 août. Les équipages sont transportés sur 5 chariots à 2 chevaux et portant 5 quintaux chacun.

Le régiment, qui a pris la tête de la brigade irlandaise, laquelle forme la 3e brigade de la 2e division de l'infanterie de 1e ligne, est envoyé ensuite aux camps de Grevenmacher et de Stadtbredimus à la fin août.

Il entre ensuite en France et on le trouve début de septembre à Hettange où s'est réunie l'armée des Princes ; il participe à la diversion opérée le 5 septembre par le maréchal de Castries, sur la rive droite de la Moselle, région de Distroff-Haute et Basse Yütz avec les mousquetaires et l'artillerie des colonies, affectées à la brigade.

Lors du départ des princes pour Verdun et la Champagne, la brigade irlandaise suit la cavalerie, laissant cependant un détachement devant Thionville. On trouve le régiment à Dun le 16 septembre, à Somme-Tourbe le 28, "avec une armée mal logée, mal abritée, mal ravitaillée".

Le lendemain 29 septembre, l'ordre de retraite générale est donné et l'armée doit se rendre à Liège sur trois itinéraires. Le comte d'Espinchal raconte :

« On ne sait pas à quoi attribuer une retraite aussi précipitée. On se perd en raisonnements et en conjectures. On assure qu'il est arrivée une lettre de notre malheureux Roi pour demander que les armées se retirent, sa liberté et celle de la famille royale étant à ce prix. D'autres disent que Dumouriez a répondu sur sa tête de la vie du Roi. Les politiques prétendent que l'Angleterre (...) a arrêté les opérations par son influence prépondérante dans le cabinet de Berlin et sutout sur le duc de Brunswick … »

Le 5 octobre, Berwick participe à la petite escarmouche de Stonne, en fouillant les bois où se dissimulent des détachements patriotes. Le régiment opère ensuite sa retraite, le 11 octobre par Montigny-sur-Chiers et Woekrange, le 12. Les grenadiers de la brigade irlandaise forment une colonne spéciale qui ne semble avoir rejoint ses formations qu'à Arlon. Le comte d'Espinchal raconte :

« 5 octobre.- M. de Caraman avait donné l'ordre pour que la brigade fut à cheval à 5 heures du matin. Mais le temps est si affreux que nos trompettes ne sonnent que passé 5 heures, de façon que nous ne sommes qu'en pleine marche qu'à 6 heures. A peine avons nous fait un quart de lieue sur la chaussée que nous entendons près de nous, en avant, quelques coups de fusils et trois ou quatre coups de canon. Il n'y a pas de doute que les patriotes placés au bord du bois n'attaquent la colonne qui est en marche. (…) Les patriotes ayant disparus et étant rentrés dans le bois, on y a fait entrer, pour le fouiller, le régiment de Berwick, les hussards et les chasseurs. On leur a tué quelques hommes et fait une trentaine de prisonniers. »

On trouve ensuite le régiment à Perlé-Gremelange-Martellange, Senonchamp, Bastogne, Mierchamps-Beaulieu-Erneville-Hives, Marche, Baillonville, Ochain-Pair. A Huy, le 6 novembre, l'effectif est 75 officiers et 256 bas-officiers et soldats. Fin novembre, le régiment est à Scherberg, près d'Aix-la-Chapelle.

Le 23 novembre, l'armée des Princes est licenciée, comme cette lettre des Princes l'apprend aux troupes :

« Messieurs, depuis l'origine de nos malheurs, aucune situation ne nous a plus malheureusement affecté que celle où nous nous trouvons. Les puissances, dont nous ne devons oublier ne les bienfaits ni les efforts en faveur de notre cause, exigent, pour le moment présent, notre séparation et notre désarmement. Ce n'est pas au corps entier de la noblesse, ce n'est pas à des troupes fidèles, ce n'est pas à des Français enfin qui ont tout sacrifié à l'honneur, à leur attachement à la Religion, à leur amour pour leur Roi, que nous ferons l'injustice de recommander le courage dans l'adversité. Le nôtre ne succombe pas sous le poids du malheur. Rien n'ébranlera notre fidélité aux principes sacrés dont nous avons entrepris la défense. Rien n'affaiblira jamais les sentiments qui nous unissent à vous, et, si nous nous éloignons pour quelque temps, ce ne sera que pour solliciter de nouveaux moyens de nous rendre utiles au Roi et à la Patrie. Nous emploierons tout pour y parvenir. Les agents que nous laisserons dans les différents Etats où vous vous serez retirés nous rendrons un compte fidèle de votre situation, vous instruirons de nos démarches et vous remettront les secours que nous pourrons obtenir. Votre patience et votre courage finiront par vaincre tous les obstacles et l'estime du monde entier sera la récompense d'une conduite noble et soutenue. Quant à nous, Messieurs, dévoués à travailler sans relâche pour préparer cet heureux moment, tous nos soins auront pour but de vous procurer un sort digne de vos sacrifices. Notre unique ambition sera toujours de vivre pour vous ou de mourir avec vous.
A Liège le 23 novembre 1792.
Louis-Charles-Xavier
Charles-Philippe »

On peut aisément penser dans quelle consternation les a plongé cette lettre désespérante ! L'effet en a été le même dans tous les endroits où l'on a fait se réfugier tous les corps. Il ne reste aux gentilshommes aucune espèce de moyen de faire ressource, si ce n'est leur armement et équipement qu'on leur abandonne. La crainte d'être pris les oblige à fuir. Les émigrés qui étaient à Liège fuient vers Dusseldorf pour, de là, gagner la Hollande, qui est neutre, et l'Angleterre, où le gouvernement a établi un comité de secours.

Monsieur et le comte d'Artois intercèdent auprès du général Cleyfayt pour que les 4 régiments de Royal Allemand, Saxe, Bercheny et Berwick soient pris au service de l'Autriche. Mais Berwick est très faible et dans une situation critique, tant du point de vue des effectifs que du point de vue de la finance : il n'y a pas de bons services à attendre de lui. Le corps, maintenu jusqu'alors à la solde de l'Autriche, sera donc licencié le 1er décembre 1792.

le comte de Provence remit au colonel O'Mahony, comme aux autres colonels des régiments irlandais (Berwick, Walsh et Dillon) un drapeau d'adieu portant la devise 1692 - 1792 - 'Semper et Ubique Fidelis'(10).




Ce qui semble être une réplique du drapeau d'Adieu
fut remis par les bénédictines d'Ypres à la 16e division irlandaise en 1914.
Elle est maintenant exposée à l'Ecole d'Artillerie, Curragh Camp, Co Kildare
-Joe Ryan Ravenscar, 2006 ici-



Le comte O'Mahony demeurera encore deux ans dans la région comme commissaire des Princes dans les électorats de Trèves et Cologne.


Dominique Barbier









(1) Journal des Etats généraux, convoqués par Louis XVI par Etienne Le Hodey de Saultchevreuil, 1791, vol 35. (retour au texte)

(2) Ernest d'Hauterive a publié en 1912 chez Perrin, le Journal d'émigration du comte d'Espinchal. Joseph-Thomas d'Espinchal (1748-1823) était un proche du prince de Condé avec lequel il émigra. Maréchal des camps, il participa en 1792 à la coalition d'Auvergne qui supportait le comte d'Artois.(retour au texte)

(3) Dom Henri Leclercq d'Orlancourt (1869-1945), sous-lieutenant avant de devenir bénédictin en 1895, fut l'auteur de nombreux ouvrages sur l'histoire de l'Eglise et sur la fin de la monarchie. On se réfère ici à L'oeuvre de la Constituante : juillet-décembre 1791, Letouzey et Ané, 1983. (retour au texte)

(4) René Bittard des Portes (1854-1910), docteur en droit, avocat à la cour d'appel de Paris et chef de cabinet du secrétaire général au ministère de la Justice, il est l'auteur de nombreux ouvrages de droit et d'histoire, et notamment une Histoire de l'armée de Condé pendant la Révolution : 1791-1801, d'après les archives de l'Etat, les mémoires de l'émigration et des documents inédits, E. Dentu, 1896. (retour au texte)

(5) Miles Byrne (1780-1862), irlandais venu en France après l'insurrection de 1803, chef de bataillon dans la Légion irlandaise créée par Bonaparte en 1803, officier de la Légion d'honneur, chevalier de Saint-Louis, etc., auteur de Memoirs, en 3 volumes, écrits en anglais et édités par sa veuve, Paris, Bossanges et Cie, 1863. (retour au texte)

(6) Le nom du vicomte de Vormeuil est un pseudonyme emprunté par le comte Pierre-Marie du Lau d'Allemans (1752-1818). Son fils raconte ce qu'il tient de la bouche de son père, dans un ouvrage intitulé : Le vicomte de Vormeuil ou Confidences d'un lieutenant-général à son fils 1772-1852, Paris, comptoir des imprimeurs, 1852. (retour au texte)

(7) François Grouvel (1934-2009), colonel de cavalerie, est l'auteur d'un ouvrage sur Barthélemy comte O'Mahony, lieutenant général réalisé en 2000 grâce à l'important fonds documentaire constitué par Robert, vicomte Grouvel (1900-1965), son père, auteur d'une Histoire des Corps de Troupe de l'Emigration Française, éditions de la Sabretache, 1957-64. Plusieurs faits cités dans cette page sont tirés de son livre. (retour au texte)

(8) Laurent de Gouvion, marquis de Saint-Cyr (1764-1830), n'entre dans l'armée qu'en 1792 et fait une ascencion fulgurante puisqu'il est général de division deux ans plus tard. Il sera élevé à la dignité de maréchal d'Empire en 1812 et sera ministre et pair de France. Il a laissé plusieurs publications dont les Mémoires sur les campagnes des armées du Rhin et de Rhin-et-Moselle dans le tome premier duquel se trouve un extrait d'un mémoire inédit sur l'organisation et les opérations du corps de Condé, par un officer de ce corps. (retour au texte)

(9) Louis-Antoine de Bourbon-Condé (1772-1804), fils unique de Louis-Henri, duc de Bourbon à cette époque, et petit-fils de Louis-Joseph, prince de Condé, qui leva l'armée dans laquelle servait le régiment de Berwick. (retour au texte)

(10) On trouvait dans History of the Irish Brigade de O'Callaghan, la description de cette "bannière" représentant une harpe irlandaise bordée de shamrocks (trèfles) et de fleurs de lys. On en a maintenant une représentation. (retour au texte)